A notre époque où surgissent de tous côtés des institutions humanitaires, dont la plupart sont assurément excellentes, combien n’obtiennent que d’insuffisants résultats à cause du trop petit nombre de leurs adhérents ? Combien d’entre elles sont populaires ! C’est à ce titre qu’il nous a paru intéressant d’attirer l’attention de nos lecteurs sur les institutions des Abris-du-Marin.
Déjà, en février 1903, un reporter bien connu, rédacteur à l’un des plus grands journaux parisiens, et qui venait de visiter, en plein hiver, l’Abri de Concarneau, le décrivait de la manière suivante : « L’Abri-du- Marin est certainement une des initiatives les plus heureuses, les plus curieuses et les plus fécondes tout à la fois, qu’on puisse rencontrer, pour le bien-être matériel et moral des ouvriers du dur labeur. Dans une vaste salle, j’ai vu sept à huit cents hommes et jeunes gens, tous pêcheurs, jouant aux dames, aux cartes, etc. » Au premier étage, une salle identique reçoit ceux qui s’isolent pour lire, écrire, étudier. Le président de l’Association de l’Abri-du-Marin, M. POULLOU, dont j’ai eu l’occasion déjà de parler, un brave homme et un dévoué, me faisait voir la bibliothèque, faite de dons, tous privés … « les faits parlent haut, me disait-il, et attestent les services que les Abris rendent à nos populations maritimes. C’est par centaines que, chaque jour, l’hiver, les pêcheurs s’y pressent. Ainsi, notre Abri de Concarneau reçoit 590 à 1300 visites par jour, pendant plusieurs mois ! ils y sont d’une sagesse véritablement touchante, jamais de disputes. Pas de jeux d’argent … ».
« J’ai grand plaisir à signaler cette œuvre nécessaire dans tous ports, et à dire la vive impression qu’elle m’a produite. Elle relève et moralise ; elle fait du sauvetage : élevant le niveau moral, perfectionnant les moyens d’actions et de lutte pour la vie, enrayant l’alcoolisme, préservant les familles de la déchéance morale et matérielle ... » Ces « Maisons du Pêcheurs », les touristes qui parcourent en été le littoral breton les remarquèrent bien, mais ils n’osèrent guère entrer, arrêtés dès la porte par une affiche quelque peu rébarbative : Défense au public d’entrer ; l’établissement est exclusivement réservé aux marins. On ignore généralement que les étrangers sont admis à visiter lorsque les salles ne contiennent aucun marin, ce qui est fort souvent le cas pendant la belle saison, époque des rudes travaux et de la vie en mer. Nous sommes heureux d’initier nos jeunes lecteurs à l’organisation si originale et si pratique de ces maisons de famille de nos vaillants pêcheurs, maisons si fréquentées que le nombre des visites de marins aux sept abris pendant les seuls mois de Janvier, Février, Mars et Avril 1904 a dépassé 200 000 dont 47 000 aux salles de lecture !
Dans la grande salle de l’Abri-du-Marin de Concarneau, par les cinq fenêtres, la lumière entre à flot, avec une vue merveilleuse sur le large et sur les passes de l’entrée du port. Le sol, dont le bitume est rayé de longs traits parallèles imitant un pont de navire, est envahi par les tables et les bancs dont le poli et l’usure attestent déjà un rude service. Aux murs, des cadres en quantité ; photogravures, aquarelles, gravures ; des épisodes tragiques, des scènes touchantes de l’existence du marin ; des tableaux de maîtres signés Le Gout Gérard, Granchi, Simon, Cottet, Noël, etc. en grand nombre : des cartes marines. Collées sur des panneaux nombreux, toute une collection d’images et de chansons de marins, instructives, satirique et mordantes, dirigées surtout contre l’alcoolisme. Des programmes de concours entourant respectueusement le cadre vitré du « Règlement » de l’Abri.
Tout autour des tables et accrochés aux murs, à portée de la main, sont suspendus des jeux variés. Les poutres elles-mêmes sont chargées de contribuer à rendre plus moralisante l’atmosphère de l’Abri-du-Marin : des maximes y sont clouées de tous côtés : « Travailler pour les autres, c’est encore travailler pour soi-même » - « Sans union, rien n’est possible » …Et puis celle-ci, combien naïve va-t-il sembler : « On est ici pour s’aimer ! »
Aujourd’hui, c’est dans une maison unique que la grosse majorité des pêcheurs aime à se réunir. Ils y éprouvent un vif plaisir, bien qu’ils n’y trouvent pas une seule goutte d’alcool, et que les jeux d’argent soient rigoureusement proscrits. Aucune fête pour les y attirer, même pas le jour de l’inauguration ; simplement quelques modestes jeux, des livres, des revues … Dans ces maisons, jamais de disputes depuis qu’elles sont fondées (5 ans), mais toujours, et de plus en plus, la même docilité touchante aux gardiens. Si nous n’avions craint d’abuser nous eussions aimé à compléter notre description. C’est donc très brièvement qu’il nous faut mentionner l’établi et ses outils qui permettent au marin en relâche de venir réparer sa vergue ou son aviron, et que les jeunes assiègent l’hiver pour y construire leurs « modèles », les futurs champions des prochaines régates, les agrès de gymnastique, le coffre à pansements.
Ce guichet, situé à mi-hauteur dans la cloison qui sépare la grande salle de la conciergerie, c’est la scène sur laquelle apparait le phonographe ; cette marmite aux larges flancs confectionne d’un seul coup 150 tasses d’eucalyptus, de la fameuse « boisson » (une simple infusion de feuilles d’eucalyptus servie sucrée et chaude) dont les distributions par milliers, l’hiver dernier, eurent tant de succès …Mais il faut se borner ; nous renvoyons, pour plus de détails, aux imprimés publiés par la direction de l’œuvre des Abris, dont le siège est à Sainte-Marine, par Pont-l’Abbé - Lambour (Finistère). On nous permettra de ne pas résister au désir de reproduire, en manière de conclusion, les dernières lignes par lesquelles Charles Le GOFFIC, l’éminent écrivain breton, termine une étude publiée en Février 1903 sur les pêcheurs bretons et sur les Abris-du-Marin : « Telle est l’œuvre des Abris. Elle a déjà rendu de grands services à nos pêcheurs … Dès maintenant, sur le budget de nos charité privées, réservons une petite part à cette œuvre modeste des Abris qui ne fait pas de bruit dans le monde, qui parle peu tout en agissant beaucoup, et qui pourrait prendre pour devise sibylline du vieil Hugo : Ceci tuera cela » « Cela », c’est-à-dire l’auberge, l’alcoolisme et ses terribles succédanés, la misère et la faim …