-
|
|
Fêtons
la Reine, chassons le Roi !
S'ils
adoraient leur Reine des Filets Bleus,
les Concarnois détestaient le roi des sardines.
Accusés,
levez-vous !
Eté 1905 : Depuis des années la sardine se fait rare, si rare que des familles entières survivent à grand peine. C'est pour aider les plus malheureuses d'entre elles qu'est créée la première fête de Filets Bleus.
Mais la même question revenait sur toutes les lèvres : Pourquoi ce capricieux poisson apparaissait-il de moins en moins dans les parages habituels ? On accusa les coupeurs de goémon qui détruisaient les lieux de reproduction et les alevins ; on montra du doigt les chalutiers à vapeur ; on mit à l'index les inconscients qui traquaient, au printemps, la " sardine mère ". Pas du tout ! déclarèrent les plus hautes autorités, c'est de la faute aux hivers trop doux, à la dérive de la banquise. Lors de très sérieuses conférences, on évoqua même les détériorations des tirs d'entraînement de la batterie de Gâvres, voire une possible pollution de ma mer due à l'éruption de la Montagne Pelée… en Martinique. A grand renfort d'arguments aussi irréfutables qu'invérifiables, chacun tenait à sa vérité. Mais dans les débits de boissons du Quai Pénéroff, les discussions entre marins finissaient toujours par l'unanimité sur le nom du coupable : Le Béluga !
Monstre mythique ou réalité ?
Voilà des générations que les pêcheurs se plaignaient des méfaits d'un animal insaisissable ravageant les bancs de sardines, déchiquetant leurs filets et rendant vains leurs efforts. Au XVIIIème siècle déjà on déplorait les dégâts d'un énorme poisson surnommé " Le maigre " ou " Roi des sardines ". Détestable roi que celui-là qui se jetait gueule grande ouverte sur ses sujets et les massacrait sans merci, déchirant au passage les filets tendus derrière les chaloupes. Hélas, dès qu'on voulait décrire ce monstre, tout devenait flou. Si du côté de Bordeaux un poisson bien connu portait le nom de " Maigre ", aucun n'avait été capturé aux abords de Concarneau ni des environs. Tout juste certains l'avaient-ils aperçu entre deux eaux : 7 à 8 pieds de long, de couleur noire ou brun verdâtre. Sur le dos, plusieurs tâches d'un jaune éclatant qui confirmaient son statut de Roi. Animal maléfique en tout cas, car s'il repérait une barque jetant de la rogue pour attirer le poisson, il ne la quittait plus, sachant que les sardines ne tarderaient pas à se regrouper autour de cet appât dont elles étaient friandes. Les marins n'osaient même plus mettre leurs filets à l'eau et rentraient au port. On avait rencontré le Roi de sardines, le mauvais sort était sur le bateau ! En 1860 encore, des rapports officiels feront état de ce redoutable animal " dont la forme se rapprochait de celle du thon ", reconnu par des fonctionnaires assermentés de la marine. On offrira même une prime de 60 francs à qui en rapporterait un… Mais le rusé poisson préféra soudain naviguer dans d'autre eaux.
Alors vint le Béluga.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, avec le développement des conserveries,
la pêche à la sardine prend un essor considérable. De la baie de Concarneau
à celle de Douarnenez, d'Audierne au Croisic, des centaines de chaloupes
jettent à la mer de la rogue, à pleines baillées, pour attirer les bancs
convoités. Et, du coup, va aussi se multiplier dans ces parages un nouveau
prédateur : Le Béluga ! Celui-ci allait-il être plus facilement identifiable
que son lointain ancêtre le Roi des sardines ? Le mystère semblait s'être
transmis car, à nouveau, les témoignages vacillaient : Pour les uns, il
s'agissait d'un cétacé voisin du dauphin mais plus petit et restant prudemment
à bonne distance des avirons. D'ailleurs, assuraient certains, le Béluga
soufflait de l'eau par ses évents, contrairement au dauphin courant. D'autres
certifiaient en avoir vu d'entièrement blancs, comme les véritables Bélugas
des régions froides. Non, le ventre seulement est blanc, leur répondait-on
et, de plus, les Bélugas de chez nous ont la gueule bien au-dessous du
museau… Seul point d'accord, l'animal était bien trop malin pour se laisser
prendre. Aucune description ne concordait et, pourtant, dans tous les
ports on ne parlait que de Bélugas. Administrateurs, députés, ministères
discouraient a qui mieux mieux sur la nécessité de combattre le Béluga…
sans même connaître la nature de l'ennemi.
Faite donner l'artillerie.
Et l'on déborda d'imagination pour éradiquer cette bête aussi futée que
malfaisante. Appâts à la strychnine, aiguilles à ressorts placées dans
des sardines. Un pêcheur concarnois mit au point une sorte de filet trémail
dans lequel le monstre devait s'empêtrer. On proposa l'inoculation de
la rage par sardine interposée, pétards, projecteurs hynoptisants. Des
sommes considérables furent dépensées en vain : Les uns après les autres
ces procédés se révélèrent inefficaces ou dangereux. On mit à l'étude
un fusil lance-arpon, mais lors des essais officiels, aucun Béluga ne
daigna se prêter au jeu pour en vérifier l'intérêt. Des primes offertes
pour chaque tête de Béluga rapportée n'eurent pour effet que de faire
massacrer d'inoffensifs dauphins qui s'avérèrent, à l'autopsie, peu amateurs
de sardines. On décida donc de traiter l'invisible ennemi en véritable
belligérant. L'arsenal de Lorient distribua aux pêcheurs volontaires des
fusils de guerre Gras. Pendant un temps, les déflagrations firent leur
effet mais la sardine fuyait aussi. Pire, le gouvernement s'inquiéta de
voire des armes aux mains d'hommes inexpérimentés et parfois impulsifs.
On les récupéra donc et la Marine fut chargée de continuer la guerre.
Le Béluga fut chassé à la grenade, à la mitrailleuse, au canon de 37.
En baie de Douarnenez, un torpilleur fut spécialement affecté à cette
mission tandis qu'à Concarneau le garde-pêche " Le Pétrel " surveillait
de son côté d'éventuelles ombres suspectes. Peine perdue ! Le bruit des
moteurs effrayait la sardine et les Bélugas touchés - s'il y en eut ?
coulaient sans se laisser identifier. En haut lieu, on étudia même la
possibilité de faire intervenir des hydravions et des ballons dirigeables
mais la facture envisagée était telle que le coût de la sardine avoisinait
celui de caviar.
Diagnostic provisoire.
Las
de ce combat contre un ennemi sans visage, les scientifiques, eux, souhaitaient
avant tout démasquer l'animal. Poisson ? Cétacé ? A Concarneau, le professeur
Legendre confrontait les témoignages, recoupait les descriptions, les
comparait avec les espèces connues. Plusieurs fois, on le vit se précipiter
vers la digue, alerté par des cris d'effroi : Les Bélugas sont dans le
port ! Il ne vit que des bandes de dauphins s'ébattant autour de La Médée.
A défaut du moindre spécimen " Garanti Béluga ", il se résigna enfin à
une conclusion par déduction : Il ne pouvait s'agir que d'un squale, vraisemblablement
un de ces " Peau-Bleue ", de ces chiens de mer dont il analysait souvent
l'estomac gorgé de sardines. Sans doute la présence de cétacés dans les
mêmes parages avait-elle créé la confusion. Au fond, préconisait-il, la
meilleure arme contre ces requins voraces ne serait-elle pas un simple
harpon à main embarqué sur chaque chaloupe ? Pour autant, les avis continuèrent
à diverger. Un marin de la Ville-Close y gagna le surnom de " Peau-Bleue
"… Peut-être, finalement, les pêcheurs préféraient-ils garder à ce prédateur
son caractère mythique et un peu fantastique. Et puis les bancs de sardines
délaissèrent nos côtes, qui sait, pour suivre leur roi capricieux ?
Mais
si un jour vous découvrez, sur une plage un grand animal à la fois dauphin
et requin, portant une fine couronne d'or sur la tête, prévenez vite le
bureau du port. Vous avez enfin trouvé le premier Béluga. indiscutablement
authentique.
Michel Guéguen
|