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Ancien pont du Moros


 

 

1954 - Drame de la mer épouvantable

Une tempête sans S.O.S  

La pêche, un métier à haut risque

Concarneau, Le Conquet. La Bretagne ne veut pas croire morts ses 59 marins engloutis par une tempête sans S.OS. L’émotion est à son comble en ce mois de décembre 1954. Les chalutiers concarnois Tourville, Berceau de Moïse, Alain Yvon, Perle d’Arvor, Pierre Nelly, et le palangrier Tendre Berceuse de Douarnenez n’ont pas regagné leur port d’attache. La tempête d'une violence incroyable qui a soufflé fin novembre n’est pas sans rappeler, par l’ampleur du drame, celle de novembre 1930, elle ajoute aux tragiques bilans de celles d’avril 1947, d’octobre 1949 et de 1953 : 64 marins pêcheurs.

Concarneau - La vague

Fin novembre 1954, la tempête qui s'étend du large de l'Irlande à la Suède a engloutit des dizaines de navires. Le bilan du coup de vent est terrible: 64 marins pêcheurs cornouaillais sont portés disparus. Ils laissent derrière eux 47 veuves et 85 orphelins. Sept bateaux de pêche du Finistère ont coulé. Les naufrages entraînent de lourdes pertes humaines et endeuillent de nombreuses familles.

Ils ne veulent pas, les gens de Concarneau, ni ceux de Douarnenez, ils ne veulent pas de phrases autour de leurs morts. Leurs douleurs est grande, et elle est muette. Ils ont la pudeur de leurs larmes. Ils ont aussi l’immense orgueil de ceux qui vivent de l’immensité, dans un domaine réservé où nous n’avons que faire, nous, les terriens. Pour porter fièrement leur deuil, ils n’ont besoin ni de notre tendresse ni de notre pitié. Pour eux, le monde est coupé en deux. Il y a ceux de la mer, tous ceux de la mer, et les autres. « Poisson, dit le Vieil homme d’Hemingway, poisson, je resterais avec toi jusqu’à ce que je sois mort. » On ne nous demande rien d’autre que d’acheter ce poisson pour lequel les marins affrontent le danger quotidien, la lutte, l’épuisante lassitude des nuits sans sommeil, les vents hurlants, la mer qui s’ouvre pour engloutir.

Quand la mort survient au creux d’une tempête, c’est nous qui créons son côté spectaculaire, mais pas les veuves raidies dans leur douleur solitaire, pas les mères tant de fois déchirées, pas les enfants aux yeux farouches. Et puis, nos commentaires ressemblent à une oraison funèbre prononcée sur une tombe refermée, et ils ne veulent pas nous permettre d’affirmer que leurs morts sont morts. Malgré l’avis officiel distribué dans cinquante neuf foyers, avec une douloureuse dignité,, par la délégation des armateurs conduite par les administrateurs de l’Inscription Maritime, ils ne veulent pas encore croire au désastre. Au fond des cœurs, l’espoir du miracle demeure. On a vu des bateaux revenir après trente jours de silence. Pourquoi pas le Perle d’Arvor, le Tourville, le Berceaux de Moïse, le Pierre Nelly, l’Alain Yvon, ou la Tendre Berceuse ? Mais nous chercherions en vain, à Concarneau comme à Douarnenez, l’image classique qui arrache les larmes faciles ; la mince petite silhouette noire de la femme du marin qui guette, la main en visière, la ligne familière du bateau qui porte son cœur.

La tragédie du silence

Plus vraie est l’image de la femme assise, les mains abandonnées au creux des genoux, auprès de son poste T.S.F …écoutant sans faiblir, depuis des jours et des jours, depuis ce 26 novembre où la tempête s’est levée avec une violence démentielle, la voix de Brest Le Conquet-Radio. La voix de l’océan … La voix de l’océan, ce sont des millier de voix qui s’entrecroisent au bout de la terre de France, en face d’un horizon barré par Molène et Ouessant, dans une petite cité aux toits d’ardoises, toute proche du Conquet.

relevage du chalutCette symphonie du monde marin est orchestrée par vingt trois hommes, sous la direction de M. Joseph Quérec, chef de la station. Presque tous demeurent là. Une salle de jeux, une bibliothèque les délassent d’un labeur où aucune distraction n’est permise. Et le Conquet - Radio ressemblerait à n’importe quel petit village tout neuf s’il ne portait en proue un grand pylône hérissé d’antennes immuables dirigées, l’une vers Sein, deux vers Molène, deux autres, celles du bas, vers Ouessant. Ce pylône, c’est la voix des îles de la solitude. Les autres voix on les écoute à l’intérieur d’un bâtiment dont la surface n’excède pas cent cinquante mètres carrés. Il faut peu de place aux ondes pour apporter des nouvelles des vivants.

La tragédie, ici, c’est le silence. Dans la petite cabine où nous voyons opérer Jean Cam, on parle en morse, avec les mains. C’est un dialogue de muets qui s’échange avec les long-courriers, en code spécial. L’indicatif du centre est FFU. Celui des bateaux comporte quatre lettres. A côté, le service de téléphone avec les collaborateurs, où nous entendons M. Pierre Cabel dire d’étranges choses : -- Avurnav, Brest, Ile de Sein – Stop – Bouée Cornoch éteinte. J’épelle : Casablanca, Oslo, Roma, New York, Oslo, Casablanca, Havane …C’est le monde entier qui défile par l’alphabet international. Nous sommes loin des N comme Noémie et des Y comme Yvonne, de nos demoiselles des postes. Ici, l’alphabet se prononce ainsi : Amsterdam, Baltimore, Casablanca, Danemark, Edison, Florida, Gallipoli, Havane, Italia, Jérusalem, Kilogramme, Liverpool, Madagascar, New York, Oslo, Paris, Québec, Roma, Santiago, Tripoli, Uppsala, Valentia, Washington, Xanthippe, Yokama, Zurich. Et les « Avurnavs » sont les avis urgents de navigation, comme celui que nous avons recueilli, qui semble anodin, mais qui peut éviter une catastrophe. Nous traversons une longue pièce qui est le service de concentration où s’établit la permanence de nuit. Les services de pêche, ceux des cabotages et les long-courriers s’y retrouvent sous la main, dans l’oreille et par la voix d’un seul homme. Mais, pas très loin de lui, dans une chambre de repos, un autre homme ne dort que d’un œil, prêt à porter assistance en cas d’urgences.

La bagarre a commencée

Et voici le tout petit office où la tragédie s‘est inscrite, minute par minute, depuis le 26 novembre, dans une bagarre si laconique que l’émotion jaillit de sa brièveté même. Ici, c’est le service de pêche. Ici pendant trois heures chaque matin, trois heures chaque après midi, on appelle les flottilles en mer, port par port, bateau par bateau, en commençant par ordre alphabétique. Et l’émission débute, rituellement, par : -- Ici, Radio- Le Conquet. Bonjour à tous. On diffuse ensuite ces informations urgentes que nous avons déjà appelé « Avurnavs », et qui comportent les indications de feux éteints, ou les avis de tempête, qui sont répétés une centaine de fois au cours de la journée. Ce sont les services météorologiques de Guipavas qui les fournissent, avec une sèche précision dont on peut hélas ! Apprécier, rétrospectivement, l’exactitude.

Avis de coup de vent  : mardi 23 novembre 1954. 12 heures TU (temps utile, en opposition avec l’heure GMT, celle du soleil). Coup de vent suroit. Avis de tempête  : vendredi 26 novembre. 6 heures zone sud Irlande. Vent de suroit, 40 à 50 nœuds. Force 9 à 10 Beaufort. Durée probable : 24 heures. (Le Beaufort peut être comparé aux degrés d’une échelle sur laquelle monterait la tempête. Au dessus de 10 Beaufort, c’est l’ouragan, le cyclone, la mer folle et tueuse, les bateaux démantelés ou engloutis, les femmes en deuil).


Avis de tempête  : vendredi 26 novembre. 8 heures. Zone Manche Bretagne et Nord Gascogne. Vents de sud-ouest 40 à 50 nœuds. Force 9 à 10 Beaufort. Durée probable : 24 heures. Cet avis annonciateur du grand danger proche, répétée cent fois ce jour-là. René Renoux a, pour la deuxième fois, appelé ses flottilles, bateau par bateau. – « Perle-d’Arvor », j’écoute. Le matin le Perle - d’Arvor avait répondu : -- Nous sommes sur les lieux de pêche. Rien signaler. Le soir, le « Perle - d’Arvor », comme le « Berceau - de - Moïse », le « Pierre – Nelly », le « Tourville », l’ « Alain - Yvon », la « Tendre - Berceuse » et tous autres chalutiers qui n’avaient pas eu le temps de trouver refuge dans un port, communiqua, avec l’émouvante brièveté habituelle : « Nous sommes en cape ». Cela voulait dire : la bagarre a commencé. Le vent hurle. Les abimes tourbillonnants s’entrouvrent. Il n’y a plus d’horizon. Il n’y a plus que des montagnes d’eau qui menacent à chaque instant de nous engloutir. Nous avons hissé le « Tape-cul » (c’est la petite voile de cape) et nous nous laissons porté par le vent … pour les six chalutiers perdus, ce fut le dernier message.

Perle d’Arvor, j’écoute … Berceau de Moïse, j’écoute … j’écoute, j’écoute, j’écoute, répétait inlassablement Radio Le Conquet. Mais il n’y avait plus d’oreilles pour entendre, plus de voix pour répondre. Avis à tous les chalutiers : nous sommes sans nouvelles de … prière de signaler …Mais, sur le vaste océan piqueté de bateaux plus ou moins en détresse, aucun n’avait vi le Perle, ni la Berceuse, ni les autres. Les chalutiers ne signalait que leurs propres tourments, leurs avaries, les besoins urgents auxquels on faisait face en alertant les services de sauvetage, ou en reliant par téléphone les pêcheurs aux techniciens qui, de la terre, évaluent les dégâts et dispensent les conseils pour y remédier.

Foyers deux fois déchirés

Ce fut une tempête sans S.O.S. L’appel d’un bateau à l’agonie, c’est encore de l’espoir qui se lève. On sait où il est, où le chercher, où lui porter secours. A Radio Le Conquet, le S.O.S est l’immobilisation de tous les trafics commerciaux, la concentration totale sur un seul point de détresse, l’alerte donnée à la Préfecture maritime, aux Inscriptions maritimes, aux services de sauvetage, l’exaltation de tous les dévouements, le sacrifice de tous pour le salut d’un seul. Là, rien. Un silence de mort. Mais on ne voulait pas encore croire à la mort. Panne de phonie, pensait-on. Cela veut dire que le bateau peut encore entendre sans pouvoir parler. Et, en effet, le 29 novembre, le chalutier « Polymnie » communiquait au Conquet : Rencontré le « Pierre-Nelly ». Fait savoir qu’il est en panne de phonie et compte rentrer le 3 décembre à Concarneau. Faire préparer équipe de débarquement. La radio transmit à M. Yves Goalabré, armateur du « Pierre Nelly », les instructions reçues. Ce message s’intercalait entre les nouveaux avis de tempête largement diffusés. 10 à 12 Beaufort. La mort en marche, encore une fois. Le 3, à Concarneau, le nom du « Pierre Nelly » était inscrit parmi ceux des chalutiers attendus. Le 4, le nom du « Pierre Nelly » était encore inscrit encore, et l’équipe attendait toujours. Le 5, Yvon Goalabré fit effacer le nom du beau bâtiment tout neuf lancé depuis un mois seulement. Un grand silence de deuil régna pendant quelques instants sur le port encore balayé par un vent furieux et lavé par des rafales de pluies.

Et la vie repris. La vie a repris partout, sauf dans les foyers déchirés, figés dans l’attente d’une voix, celle de Brest-Le Conquet-Radio, celle de l’espérance. Foyers deux fois déchirés pour ceux de l’Alain-Yvon. Car la voix avait signalé qu’un avion de la R.A.F. venait de repérer le chalutier perdu. Mais la voix, toujours neutre et apparemment insensible, la voix qui n’exprimait rien de l’angoisse fraternelle de l’homme qui parlait s’éleva de nouveau pour dire que le chalutier repéré n’était pas l’Alain-Yvon, immatriculé CO 31-31 mais l’ « Eole », de Douarnenez : DO 37-31.

Le bateau avait peur

Pour deux lettres et un seul chiffre de différence, une explosion de joie suivie d’une intolérable déception, plus douloureuse peut-être que l’annonce brutale du désastre : « Perdus corps et biens » … Cinquante-neuf corps, sans compter les quatre du « Lilas-Blanc », de Lesconil, disparu depuis. Cinquante neuf visages dont personne ne verra plus jamais le sourire. Le plus jeune : un mousse de 15 ans, Yves Duvail, de Pont-Aven, à bord du Tourville. A bord du Tourville, aussi, le plus jeune capitaine (on dit « patron »là-bas), Ambroise Signour, 23 ans. --- Non, dit sa jeune femme, non, je ne vous donnerais pas sa photo. Non je ne vous donnerais pas son visage, pour que, un jour, au marché, je retrouve ce visage enveloppant des harengs …Mais, au temps du bonheur, les traits de ce visage ont déjà été imprimés. Pour fêter son anniversaire, un hebdomadaire féminin avait fait le concours des mariés du 9 novembre 1958. Et, parmi les couples, il y en avait un, comme tous, souriant, charmant, et illuminé d’espérance. La légende de la photo indiquait : « Ambroise (23 ans) et Albertine (21 ans) Signour. La pêche à bord d’un chalutier est un métier rude : c’est sans doute pourquoi Ambroise, qui est marin-pêcheur, apprécie tant le sourire lumineux et la franche gaieté d’Albertine. Leur rencontre date d’un soir de bal à Névez ; trois tours de valse ont permis à Albertine d’apprécier la bonté et la simplicité d’Ambroise. Ils vivent maintenant dans une petite maison au bord de la mer. Ils souhaitent trois ou quatre enfants. Le sourire lumineux d’Albertine n’est plus.

L’océan a désuni les mariés du 9 novembre. On ne saura jamais quelle fut l’agonie des six chalutiers engloutis par l’océan. Ceux qui ont échappé à la tempête et sont revenus, tant bien que mal, soigner au port les blessures de leur bateau, disent simplement : C’était une rude tempête. Une des plus rude. Ernest Barzic, le mousse du « Lutèce », ajoute :Un peu avant que out commence, j’ai senti le bateau trembler, comme s’il avait peur. Lui, Ernest, n’a pas eu peur. Il a vu l’océan bondir vers le ciel, et ouvrir des gouffres vertigineux. Il a obéi aux ordres, rempli sa tâche, et attendu que ça se passe, en brave petit mousse qu’il est. (Lucienne Mornay)

Le jeudi 9 décembre 1954, le ministre de la marine marchande, Jacques Chaban-Delmas, annonce que tout espoir de retrouver des survivants est perdu. Messe du souvenir : Le 16 décembre, Jacques Chaban-Delmas témoigne par sa présence à Concarneau, de l’émotion nationale. Il n'y a pas assez de place dans l'église de Concarneau pour accueillir les 7000 personnes venues rendre un dernier hommage aux péris en mer.