"Combien de patrons morts avec leurs équipages ?"
Le vers de Victor Hugo chante tristement dans les coeurs à l'heure où l'on évoque toute l'horreur de la tragédie qui s'est déroulée sur les côtes bretonnes, à l'heure où, après avoir espéré, on ne prononce plus qu'à voix basse le nom de ceux qui ne reviendront plus. De tous les ports, c'est Concarneau qui fut le plus atteint ; en effet, une flottille de cinq cents thoniers quitta la port quelques heures avant que ne se déchaînât l'ouragan et ne put fuir la tempête ; elle fut particulièrement éprouvée, et plusieurs de bateaux qui la composaient sombrèrent. La population, fébrile, anxieuse, a attendu jour et nuit sur le môle, où l'on assista à des scènes navrantes lorsque rentrèrent les premiers bateaux , la plupart démâtés, les voiles en lambeaux et la coque labourée par les vagues furieuses, hautes de plus de 40 mètres. Un Dundee, la Marguerite, rentra avec un homme en moins ; l'Aide-Toi, sans son patron ; l'Yvonnic, le Grésillon, la Rose-des-Vents, les Sables-d'Or, la Lucie-Marie, le Philantrope revinrent pavillon en berne, ayant perdu des hommes, projetés à la mer ou écrasés sur le pont par d'énormes paquets de mer. Sur l'ordre du préfet maritime, les torpilleurs Touareg, Destin, l'aviso Aroué et la canonnière Batailleuse appareillèrent et, au large, coopérèrent au sauvetage des sinistrés. Bientôt, bateaux échoués, jetés à la côte, engloutis, ne se comptèrent plus : Basilique-de-sainte-Anne, Arche-d'Alliance, Fifine s'écrasèrent sur les rochers, et l'on trouva Mes-Vieux-Jours, coupé en deux, au milieu des récifs.
Dans d'autres ports, la situation était presque aussi tragique : la Jeanne-Marie, le Bois-d'Amour, la Clémentine et la Sainte-Hélène-des-Mers de Lorient résistèrent difficilement à l'assaut forcené des vagues et eurent des hommes tués ; à Saint-Malo, une vedette disparut ; le petit port de Saint-Cado près de Lorient, perdit six marins. Au Havre, un raz de marée dévasta la plage Marie-Christine et des matelots furent tués à bord des vapeurs Oregon et Illingworth ; enfin, plusieurs navires thoniers furent surpris par la tempête au cours de leur campagne dans le golfe de Gascogne et en subirent les plus graves effet. A Boulogne-sur-Mer, le chalutier Notre-Dame-des Arpents a ramené deux rescapés du cargo Froschod, de Connigen (Hollande), qui fait le service entre ce port et Londres...
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A terre, même dans les moments les plus sombres, la vie recommence toujours le lendemain.
En mer, lors d'une tempête, on éprouve un sentiment de piège pour l'éternité".
Olivier de Kersauson
...De jour en jour, sur les côtes, les listes funèbres s'allongèrent , et on eut bientôt la certitude que les nombreux bateaux qui manquaient à l'appel ne rentreraient plus. En résumé, de nombreux morts, la plupart laissant une femme et des enfants, des blessés dont plusieurs atteints grièvement, des dégats importants s'élevant à des centaines de mille francs et des petits patrons complétement ruinés. Tel est le terrible bilan de cette tempête automnale. Grande, on le devine, est la désolation dans la Bretagne en deuil ; aussi, des souscriptions sont-elles ouvertes afin d'aider les veuves et les orphelins, que la disparition de la du chef de famille a laissés sans ressources.
M. Louis Rollin, ministre de la Marine marchande, s'est rendu en Bretagne afin de présenter les condoléances du gouvernement aux familles des disparus ; il a également félicité les sauveteurs et surtout le mousse Marcel Rioual, âgé de seize ans, à qui ses camarades du Bon-Secours doivent la vie. L'ouragan a causé également de graves dégâts sur les côtes anglaises, où l'on enregistra plusieurs naufrages et des disparitions de marins, enlevés de leur bord par de fortes lames.
"Oceano Nox"
O combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines
Dans ce morne horizon se sont évanouis!
Combien ont disparus, dure et triste fortune!
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Dans l'aveugle océan à jamais enfouis!
Combien de patrons morts avec leurs équipages!
L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages
Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots!
Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée.
Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée;
L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots!
Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues!
Vous roulez à travers les sombres étendues,
heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.
Oh! Que de vieux parents qui n'avaient plus qu'un rêve,
Sont morts en attendant tous les jours sur la grêve,
Ce qui ne sont pas revenus!
On s'entretient de vous parfois dans les veillées.
Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées,
Mêle encor quelques temps vos noms d'ombre couverts
Aux rires, aux refrains, aux récits d'aventures,
Aux baisers qu'on dérobe à vos belles futures,
Tandis que vous dormez dans les goémons verts!
On demande:-Où sont-ils? Sont-ils roi dans quelque île?
Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile?-
Puis votre souvenir même est enseveli.
Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli.
Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue.
L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue?
Seules, durant ces nuits où l'orage est vainqueur,
Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre,
Parlent encor de vous en remuant la cendre
De leur foyer et de leur coeur!
Et quand la tombe enfin a fermé leurs paupières,
Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre
Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond,
Pas même un saule vert qui s'éffeuille à l'automne,
Pas même la chanson naïve et monotone
Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont!
Où sont-ils les marins sombrés dans les nuits noires?
O flots! Que vous savez de lugubres histoires!
Flots profonds redoutés des mères à genoux!
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous!
Victor Hugo