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"L'ILLUSTRATION"
8 Février 1930 - N° 4536 - 88ème Année

La pêche à Concarneau


Il est 4h du matin. Le port, que dominent les hautes murailles crénelées de la ville close, se dégage à peine de l’ombre et des brumes. De ces formes encore imprécises s’élèvent tous les bruits de la vie maritime qui s’éveille : le long des môles, des cales et des escaliers de granit résonnent les sabots des marins ; les poulies grincent, les chaînes d’ancre crient sur les bordages.

A la pointe de la digue dépassent déjà les grandes misaines. Lentement, voiles encore pendantes, aidés des grandes rames manœuvrées en cadence ou halés par les annexes, les sardiniers et les ligneurs vont dépasser les abris de la terre pour gagner les premiers vents du matin.

Les marins bretons, et de Concarneau en particulier, se divisent en trois catégories très distinctes : les sardiniers, les thoniers et les pêcheurs des petites embarcations qui vont chercher homards, maquereaux, merlans et poissons divers, tant pour les mareyeurs que pour le ravitaillement local.

Il n’y a pas de saison pour ces derniers, tandis que les sardiniers et les thoniers arment e mai et juin pour terminer leur campagne vers la fin d’octobre. En dehors de cette saison d’été, il n’y a ni sardine ni thon sur les côtes atlantiques de France, exception faite de quelques sardines dites de « dérive ».

Mais leur mode de pêche se différencie nettement, ainsi que nous allons le voir, et alors que le thonier va chercher son poisson du cap Finisterre aux mers d’Irlande en restant e mer, selon l’état de la température, de dix à douze jours, le sardinier dépasse rarement l’île d’Yeu et rentre presque tous les soirs au port.

Le sardinier
L’ancienne barque bretonne à deux misaines pointues, si hère aux peintres, n’est plus. La pêche de la sardine se faisant depuis longtemps dans le canot annexe, plus léger à ramer, la grande barque s’est transformée en « cotre » pus facile à la manœuvre et plus confortable ave chambre d’équipage e dessous, où l’abri, surtout la nuit, est plus assuré que sous l’ancienne voile en « sabot ».

Quelques-uns de ces bateaux ont adopté le moteur auxiliaire. A son efficacité s’est alliée la modicité de son prix, deux raisons pour réduire la résistance la plus obstinée des marins bretons. La conquête s’affirme de plus en plus d’auxiliaire le moteur devient l’organe principal. C’est l’agonie complète de la voile dans peu d’années ! Heureusement que le thonier, pour des motifs dont le bien-fondé n’est ailleurs pas suffisamment démontré, reste encore d’une inébranlable fidélité à ses belles grandes voiles.

Voyons donc comment procèdent les barques, cotres et « pinasses » à moteur. Quels qu’ils soient, tous les bateaux, pour se rendre sur lieu de pêche, remorquent une annexe d’où se fera, à la rame, la traîne du filet à sardine et où, pendant le retour au port, les marins démailleront le poisson qui, à quai, sera compté par paniers de 200.

C’est le patron sardinier qui, à l’arrière de cette annexe ramée par deux ou quatre hommes, selon le temps, découvre le bane de sardines, met à l’eau le filet, du « moule » convenable, qu’il va traîner ensuite en jetant soit à droite, soit à gauche, des poignées de rogue, contenue dans un tonneau à proximité de sa main. Cette rogue, œufs de morue importés de Norvège, est un appât irrésistible, mais très cher – il s’agit donc de l’employer judicieusement. Si le poisson est abondant, un autre filet est mis à l’eau. La pêche de 7000 à 10000 sardines en quelques heures au prix de 150 francs le mille (cours moyen de la dernière campagne) constitue un résultat normal.

En hâte, les sardiniers regagnent le port avec leurs voiles en ciseaux, gonflées, car en été, à la fin de la journée, les vents solaires poussent vers le port ; et l’on dirait de rapides régates.

C’est alors que la rade et le port de Concarneau présentent leurs aspects les plus attrayants. Dans tous les sens, à la godille, au moteur, à la rame, les annexes se dirigent vers les cales où la sardine sera débarquée dans la plus pittoresque animation pour être soit dirigée vers les trente usines de conserves, soit prise par les mareyeurs ou le ravitaillement local. On ne voit que dos courbés comptant les sardines, filets bleus séchant, balancés par les vents, réseau des gréements, tout un spectacle auréolé d’un soleil qui descend.

Près du port, chaque usine a sa cabine à laquelle elle est reliée téléphoniquement. C’est là, en groupe, que se tiennent les acheteuses des usines, personnages types de Concarneau. Elles tricotent toute la journée, elles tricotent encore en cercle, lorsque les marins, paniers aux pieds, bras croisés, attendent patiemment le prix que déterminera cette Bourse spéciale ou, si l’on veut, cette criée où l’on n’entend pas de voix ; c’est souvent par de simples chuchotements que s’établissent les cours de la journée.

La coque et le gréement des bateaux sans moteur reviennent à environ 25000 francs, et dix filets de 500 francs chacun constituent l’outillage de travail du patron sardinier et de ses six hommes d’équipage. Les dépenses d’entretien du matériel et l’achat de la rogue, qui sont à la charge du patron sardinier, ont depuis longtemps, sans aucune contestation, fait reconnaître à ce dernier le droit de prélever la moitié sur les produits de la pêche : c’est ce qu’on appelle la « part du bateau ». Le reste est partagé ainsi : sur sept parts, le patron en a une et demie, les hommes, au nombre de cinq, chacun une, et le mousse une demi-part.

Les nouvelles pinasses à moteur exigent une immobilisation d’un capital deux fois plus fort, emmènent deux équipages de sept hommes, mais le rendement de cette nouvelle méthode de pêche est meilleur.

Les marins sardiniers sont à peu près tous soit de Concarneau, soit des petits ports voisins. Leurs femmes portent encore le « costume » avec beaucoup de grâce et d’élégance. Mais, hélas ! Celui-ci est cher et les produits de la pêche ne seront bientôt plus suffisants pour nous conserver cette belle image d’un passé légendaire.

Le thonier
Sept cents à huit cents bateaux thoniers appartenant à plusieurs centres bretons entre les Sables-d’Olonne et Douarnenez ont pris, pendant la campagne, Concarneau pour base. Ils y créent pendant quatre mois une vie d’une couleur merveilleuse, nulle part égalée dans le monde, au dire des nombreux peintres d’Europe et des deux Amériques qui fréquentent assidûment cet immense atelier naturel.

La forme des ces bateaux, leurs voiles et leurs coques lissées, leurs gréements à grandes antennes, d’où, en route, pendent les lignes de pêche, font d’eux le plus beau type connu du pêcheur de haute mer.

Leur tonnage, bien que triple de celui du bateau sardinier, ne comporte que le même équipage de sept hommes, entre lesquels se répartissent, après chaque voyage de dix à douze jours, les produits de la vente.

Le thon, pêché à toute vitesse par six lignes de chaque bord « boittées », c’est-à-dire amorcées simplement soit avec de la paille de maïs soit avec du crin, ne fait son apparition qu’en juin sur les côtes nord d’Espagne, pour remonter petit à petit vers les mers d’Irlande à la fin de la campagne. Le secteur de pêche est donc compris entre ces deux points.

La pêche moyenne, l’année dernière, fut de deux cents à trois cents thons payés de 300 à 500 francs la douzaine. En 1928, les prix étaient encore de 600 à 800 francs, à valeur égale du franc. L’appât de ce revenu avait favorisé la construction des thoniers. Ce fut un véritable engouement. Mais les conséquences se firent bientôt sentir. Les prix tombèrent, le poisson étant devenu trop abondant pour la puissance d’absorption des usines. Aujourd’hui ils ne paraissent plus suffisamment rémunérateurs pour des bateaux coûtant de 130000 à 140000 francs, et pour leur entretien.

Entre chaque voyage, le thonier passe deux jours au port : il refait ses vivres, l’équipage boit quelques bonnes bolées, mais surtout il se met au sec pour nettoyer sa coque. Celle-ci doit être aussi lisse que possible, car la pêche est fonction de la vitesse et la rapidité du retour est indispensable pour la conversation d’un poisson qui, quoique pendu à l’air à de grands portemanteaux, s’avarie facilement, surtout durant les grands calmes de l’été.

Ces bateaux, réfractaires jusqu’à présent au moteur, sont des « clippers », c'est-à-dire de grands marcheurs, tenant toutes voiles dehors par gros temps et d’une tenue remarquable à la mer. Quelques-uns vont jusqu’au Maroc chercher la langouste.

Les magnifiques installations de Lorient pour la standardisation de la pêche et qui semblent devoir apporter un tel développement à la production chalutière ne seraient-elles pas de nature à absorber cette activité inemployée pendant près de huit mois, pour le plus grand bien de ce capital humain et matériel ?

Les faits les plus caractéristiques de la vie du thonier sont l’appareillage, la prise d’eau, le nettoyage des coques, la visite des femmes à bord dans les costumes traditionnels, la bénédiction religieuse du nouveau thonier. Cette dernière coutume, bien ancrée, comme tant d’autres très jolies en Bretagne et à laquelle aucun patron ne voudrait manquer, n’est pas encore, comme on pourrait le croire, près de disparaître.

Les produits de la pêche sont répartis de la façon suivante : six dixièmes à l’équipage et le reste au bateau pour son capital et son entretien.

La petite pêche
Dans cette catégorie de petits bateaux, pour la plupart non pontés et encore à misaine, on classe : le homardier, qui pêche dans les roches avec des casiers et qui travaille les grands viviers du pays : cette flottille assez nombreuse opère surtout aux îles Glénans, à vingt-cinq kilomètres au large de Concarneau. Leur équipage provient en grande partie du Guilvinec et le patron est toujours propriétaire de son embarcation ; il n’emploie qu’un ou deux hommes ; il va dans les roches et les brisants, où un faible tirant d’eau est seul possible. D’autres, le plus souvent pensionnés pour avoir accompli leurs trois cents mois de mer, jouissant d’un pécule annuel d’environ 3000 francs, se considèrent encore assez verts pour pêcher : ce sont les ligneurs.

Ils partent de très bonne heure à environ cinq à six milles au large et là, soit à la traîne, soit au mouillage, ils rencontrent les bancs de maquereaux, les merlans, tacots, vieilles, qui sont les seuls poissons courants destinés au ravitaillement local. Quelques excellents tourteaux, araignées ou crabes de valeur, attirés par les vieilles têtes de thon puantes qui amorcent les casiers à homards, forment un heureux complément à cette pêche quelques fois assez pauvre. L’hiver, les plus jeunes chalutent soit le poisson plat, soit des langoustines, d’autres enfin la grosse crevette rose.

La méthode professionnelle pour pêcher la crevette bouquet ne répond par du tout à nos chers souvenirs de vacances. D’abord, il faut un petit bateau à misaine, une quinzaine de casiers et la nécessité s’impose de pêcher la nuit ! Le casier comporte une armature cylindrique en lattes de bois recouvertes d’un filet goudronné. Il est muni d’un trou à chaque extrémité, par où entrent les crevettes attirées par l’appât suspendu à l’intérieur. Cet appât se compose de débris de poissons ou de crustacés, tous déchets les plus odorants. Le casier, descendu au fond de l’eau dans les roches et herbiers, est relevé plusieurs fois par nuit. Trois à cinq kilos de crevettes relevées en quelques heures représentent une bonne rémunération du travail. Cette pêche se fait également l’hiver au chalut. Les prix payés actuellement aux marins oscillent entre 25 et 30 francs le kilo.

Le soir, au port, de toutes ces embarcations s’envole une légère fumée bleue : c’est la soupe qui cuit, c’est la « cotriade », c'est-à-dire la part de poisson de l’équipage pour sa nourriture. Dans une première grande marmite en fonte, le bois brûle ; dans une autre, identique et encastrée dans la première, cuit la soupe dans laquelle les marins précipitent, après les avoir épluchés, tacots, vieilles, maquereaux, oignons, patates et tranches de pain. Groupés autour de ce fourneau rudimentaire, ils puiseront tout à l’heure, à la pointe de leurs couteaux, les débris du poisson, dont toute la graisse est passée dans le bouillon (ma foi, délicieux, et dont j’ai maintes fois fait mon ordinaire au cours de nombreux séjours en mer avec ces marins). Ensuite, c’est l’heure inévitable de l’estaminet, la cantine des marins où se retrouvent les « pays », tous les « gars » qu’attire loin de chez eux la pêche. Et puis, c’est le retour à bord, après que chacun a payé sa « tournée », et, cette fois, le bruit des sabots sur les cales et les escaliers de granit témoigne d’une certaine confusion…

L’évolution commune à tous les ports de pêche, quoique moins radicale qu’à Boulogne, Dieppe ou Lorient, et plus lente que dans les ports voisins, se fait également sentir ici avec un mélange d’effets créateurs et destructeurs.

Le moteur ne vient pas seulement modifier les conditions du travail, mais, ce qui est plus grave au point de vue pittoresque, il va transformer le merveilleux outil employé jusqu’ici pour ce travail : le bateau. Toute cette activité physique que les marins devaient y développer, dans une atmosphère vibrante de lumière, nous laissait des souvenirs ineffaçables que nos modestes pochades s’efforcent d’évoquer. Tout cela est menacé de disparaître.

Ces dernières voiles de France, aux tons patinés par le soleil et l’air salin, qui ajoutent à l’harmonie de leur couleur la beauté de leur effort silencieux, ces voiles vont s’effacer devant le moteur triomphalement bruyant. Taisons nos regrets si des résultats tangibles doivent apporter plus de bonheur à tous ces braves artisans de la mer. Mais ici, à Concarneau, la perte sera d’autant plus sensible que cette vie maritime évoluait dans ce cadre tout chargé de vieille histoire, de légendes et de traditions.

Pierre Richy