1905 est une année noire pour Concarneau. La cause, chacun la connaît car c'est loin d'être la première fois que le drame se reproduit : cette année encore, la pêche à la sardine n'a rien donné ! S'il ne s'agissait que d'une ressource parmi d'autres, le mal serait moindre mais depuis que se sont installées une trentaine de conserveries, tout le pays ne vit que pour et par la sardine. Bateaux, filets, appâts achetés à prix d'or aux Norvégiens, sont spécialement destinés à cette pêche. Le matériel des usines, les ouvrières venues des campagnes environnantes ne savent bien travailler que la sardine. Qu'elle vienne à manquer et tout s'écroule. Chacun a gardé en mémoire ces années 1902 et 1903 qui avaient déjà plongé les familles de pêcheurs dans la misère la plus totale. Et voilà que l'espoir à peine revenu, c'est à nouveau la désolation. La faute aux usines ! accusent certains. Si elles n'avaient pas attiré tant de monde à Concarneau, faisant miroiter des gains appréciables, les victimes seraient moins nombreuses ! Il est vrai que la population qui n'était que de 2300 habitants en 1851, avant l'ouverture de la première "friterie", atteint désormais 8000. Parallèlement, le nombre de chaloupes a doublé. Les conserveries sont devenues une véritable manne pour le pays, mais une manne bien précaire car unique et soumise aux imprévisibles caprices de cette satanée sardine.
L'ANCETRE DE LA CONSERVE : LE PRESSAGE
Cette industrie ne date pourtant pas de l'arrivée des usines. Depuis des siècles, Concarneau travaillait déjà ce poisson et l'expédiait aux quatre coins de la France grâce à un procédé rudimentaire mais efficace de conservation : le pressage.
Bien que la sardine ne soit pas au nombre des poissons "nobles", on trouve trace de sa pêche sur les côtes de Bretagne au moins depuis le XVIème siècle. Malheureusement, le poisson qui n'était pas mangé frais sur place ne pouvait être conservé, au mieux, que quelques jours. Encore fallait-il le fumer ou le saler abondamment pour le rendre transportable vers Nantes ou les villes d'Aquitaine.
C'est vraisemblablement au XVIIème siècle que la pratique de la presse apparaît. Ce sera le point de départ d'une véritable industrie locale entraînant l'essor de la pêche. La flottille concarnoise passe rapidement de 40 chaloupes à plus de 80. En 1760, elles seront 150 et plus de 300 quelques années plus tard. Le nombre de presses suit la même courbe. Il est fait mention d'une dizaine au moins dès le XVII siècle, notamment au faubourg. Aux environs de la Révolution on en compte une vingtaine. Au milieu du XIXème siècle leur nombre a encore triplé. Ces ateliers étaient loin d'avoir l'importance des futures conserveries mais suffisaient à écouler et à traiter une bonne partie de la pêche locale. Le principe en était d'ailleurs fort simple et peu coûteux aussi certains maîtres de chaloupes en possédaient-ils à leur propre usage.
Dans un premier temps, on pratiqua le pressage de la sardine préalablement mise en "pile". Aussitôt débarquée, elle était entreposée en tas (en pile) en alternant une couche de poisson et une couche de sel. Puis elle était lavée, égouttée et disposée dans des barils pour y être pressée.
La presse elle-même n'était constituée que d'un lourd madrier de bois placé à l'horizontale. L'une de ses extrémités se calait dans le trou d'un mur tandis que l'autre, lestée, appuyait fortement sur le couvercle du baril rempli de sardines. Par des trous pratiqués au bas du récipient, l'eau et l'huile s'écoulaient. Ainsi pressé, le poisson pouvait se conserver près de quatre mois et supporter de longs voyages. On verra s'étendre la demande de cette "viande de Carême" bon marché vers maints couvents et abbayes mais aussi vers la clientèle ouvrière peu fortunée. Concarneau fabriquera jusqu'à 8000 barils de 3000 sardines par an.
LES CONCARNOIS A LA POINTE
Si l'on en croit Duhamel de Monceau (1769), c'est aux presseurs concarnois que revient le mérite d'avoir amélioré le procédé. Au XVIIIème siècle, ils abandonnent le salage en pile pour le saumurage en manestrans. Au sortir du bateau, la sardine est lavée puis toujours empilée avec des couches de sel mais, cette fois, dans de grands barils, les manestrans. De la sorte, au bout de quelques jours elle baigne dans de la saumure. On l'y laisse deux semaines environ avant de la presser. Cette méthode permet de doubler sa durée de conservation et les acheteurs n'ont plus à craindre qu'elle ne s'altère. Les Concarnois que l'on disait peu enclins aux changements se montraient capables d'innovations.
Lorsque, à partir de 1851, apparaîtront les premières véritables conserveries, certains tenteront de s'y opposer. Longtemps, les vieilles presses continueront de travailler. D'aucun, comme Etienne Guillou ou Bizien, moderniseront même leur installation, s'équipant de presses à vis centrale métallique. Mais le progrès aura gain de cause. A la fin du XIXème siècle, les presses ont toutes disparu. Plus de trente friteries ont pris leur place. Aujourd'hui, à l'occasion de travaux dans de vieilles demeures, on découvre encore parfois de curieux trous carrés alignés dans un mur de pierre, dernières traces de ces vénérables presses qui furent un temps la richesse de Concarneau.